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Rituels
Découvrez comment la notion de rituel prend sens dans diverses danses à travers ces extraits.
Introduction
« Animal social, l’homme est un animal rituel, souligne l’anthropologue britannique Mary Douglas. Supprimez une certaine forme de rite, et il réapparaît sous une autre forme avec d’autant plus de vigueur que l’interaction sociale est intense ». Modernisation, urbanisation, mondialisation : rien n’y fait : la vie des communautés sociales s’articule toujours autour de rites et de rituels, bien au-delà du domaine religieux. Regardez le Défilé de la Biennale de la danse, à Lyon. L’enthousiasme populaire qu’il suscita, lors de sa création, en 1996, convainquit les organisateurs de la nécessité d’en faire l’un des temps forts de chaque édition, une sorte de rituel civique qui permet aux artistes, aux danseurs amateurs, aux citoyens de l’agglomération lyonnaise, de se rassembler au cœur de la ville (Bonus ITW Dujardin). Depuis l’édition 2012, le défilé est désormais programmé le premier jour du festival, faisant ainsi office de rituel d’ouverture.
Description
1. Ordonner le désordre
Dans les danses sacrées, comme par exemple l‘Odissi, l’un des styles classiques de l’Inde issu de la tradition des danseuses de temple, le rituel de salutation – appelé namaskaram – sert à marquer le passage entre le temps du quotidien et celui de la danse. La danseuse l’accomplit avant et après chaque cours, chaque répétition ou chaque représentation. Ce court enchaînement de gestes signale une transition entre le profane et le sacré. Il favorise aussi la disponibilité mentale et corporelle de l’interprète. Aujourd’hui encore, les danseuses d’Odissi, comme ici Madhavi Mudgal qui compose des pièces pour groupe, se livrent indéfectiblement à ce rituel.
Sur l’île de Bali, la plupart des danses racontent des épisodes tirés du Ramayana, l’un des grands textes sacrés hindous. Représenter dieux et déesses, rois et autres figures mythologiques exige un ensemble de rituels qui garantissent le caractère sacré de la manifestation. En dérivent un ensemble de codes relatifs à la disposition de l’espace et de l’orchestre, appelé « Gong ». Ici, les musiciens encadrent l’arrivée des interprètes, qui se livrent, sur la place du village, devant le temple, à une danse de cour.
Les rituels qui structurent certaines danses à Bali ou en Inde répondent à une fonction : organiser le réel de manière à le rendre intelligible au regard de l’insaisissabilité du monde. L’étymologie du mot « rituel » renvoie d’ailleurs à la notion d’ordre : ordre entre les humains, entre les dieux, entre les planètes. Les rites servent donc à ordonner le désordre, à donner du sens à l’accidentel et à l’incompréhensible de la vie, à faciliter notre compréhension et notre appréhension du monde.
S’ils s’inscrivent dans des traditions anciennes, ils peuvent aussi faire l’objet de créations ou de réappropriations, selon l’intention de ceux qui les élaborent. L’écriture chorégraphique du Sud africain Vincent Mantsoe, installé en France depuis plusieurs années, fusionne des éléments tirés de rituels de guérison, auquel il fut initié, à des mouvements de danses Zoulous, Xhosa, de Taï Chi et des techniques modernes occidentales. Kim Maeja mène une démarche similaire. Elle tire son vocabulaire gestuel des cérémonies bouddhiques, des danses folkloriques et chamaniques de Corée.
2. Opérer une transformation
En mettant de l’ordre dans le chaos, le rituel entend agir sur le réel. Les gestes et actions qui sont effectuées au cours du rituel le sont, non pour elles-mêmes, mais dans l’intention d’exercer une action sur autre chose, au caractère inaccessible. C’est pourquoi les cérémonies visant à établir un dialogue avec les esprits, les divinités et l’au-delà nécessitent des rituels de préparation. L’état modifié de conscience, dont relèvent les transes et danses de possession, requiert un dispositif rituel susceptible de générer la transformation de l’individu. Dans cette cérémonie Hauka, filmée en 1965 par l’ethnologue Jean Rouch, les célébrants se rejoignent. Entraînés par le rythme répétitif d’un instrument à corde, ils entament une ronde jusqu’à être « chevauchés » par l’esprit dont ils seront l’incarnation. La transe des Gnawas, une confrérie religieuse marocaine, est précédée d’éléments rituels préliminaires : procession musicale, danses des musiciens. Ces derniers consacrent ensuite l’espace avec de l’encens tandis qu’on apporte de la nourriture pour inviter les génies à se manifester.
Les états de corps dans lesquels se meuvent les danseurs japonais de Sankaï Juku et taïwanais de Legend Lin, leur puissante lenteur, résultent d’un profond travail sur la conscience corporelle, le souffle, le relâché, la relation à la gravité. Ils relèvent d’une corporéité toute autre. Aussi, les interprètes ont-ils besoin, avant d’entrer en scène, d’un long moment de préparation qui a valeur de rituel. Ils méditent ; s’enduisent le corps d’un onguent blanc, qui marque aussi cette transformation de l’être. Ushio Amagatsu garde d’ailleurs secrète la recette de celui qu’il prépare pour les danseurs de Sankaï Juku.
3. Du rituel au spectacle
La force visuelle des images, leur résonnance spirituelle, la qualité de présence des danseurs, quasi communiants, leur gestuelle hiératique, donnent à ces spectacles l’allure de cérémonie rituelle. D’autres œuvres chorégraphiques contemporaines invitent à user de ce même qualificatif. La présence d’objets ou d’éléments à caractère symbolique (sable, eau, fleur…) en est l’une des raisons. Dans b.c. janvier 1545, de Christian Rizzo, les nombreuses bougies disposées sur la console noire évoquent un luminaire d’église. La scénographie et les jeux de lumière contribuent également à déployer une atmosphère de religiosité, comme dans Birds with Skymirrors, du Samoan Lemi Ponifacio. C’est aussi le recours à une gestuelle lente, grave, empreinte de solennité qui mue le danseur en officiant. Enfin, la dramaturgie même du spectacle et l’organisation scénique reproduisent des schémas propres aux rituels. Raimund Hoghe débute ses spectacles par une marche circulaire, qu’il effectue lui-même, seul en scène, posément. Par ce geste inaugural, il consacre l’espace de la danse et signifie que là, quelque chose va se produire, devant les spectateurs. Quelque chose de fort.
Le rituel mobilisant, par définition, la corporéité de ceux qui l’accomplissent, au cours d’une séquence d’actions codifiées et organisées dans le temps, on peut comprendre qu’il constitue, en tant que tel, et au-delà des significations qu’il peut recouvrir, une source d’inspiration pour les chorégraphes. « C’est comme une chorégraphie, c’est bien défini, explique Raimund Hoghe, pour qui toute représentation théâtrale relève du rituel.
4. Une œuvre devenue rituel
Sa « version » du Sacre du printemps, Raimund Hoghe l’a réalisé en 2004. Comme près de 200 autres chorégraphes du monde entier, l’artiste allemand s’est confronté, à un moment de sa carrière, au chef d’œuvre de Stravinski crée en 1913. Le compositeur russe confia dans ses mémoires qu’il aurait eu l’idée de cette pièce au cours d’une vision. « J’entrevis le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps ».
Dénué d’intrigue, le ballet s’organisait en deux parties. Dans la première, intitulée « L’Adoration de la terre », c’est tout un peuple, réparti en groupes d’âges différents, qui célèbre les forces terrestres et implore le renouveau de la nature. « Le Sacrifice » décrit la seconde partie du rituel auquel se livre cette population, d’une époque slave lointaine. Désignée parmi un groupe de jeunes filles, l’Elue entame une danse sacrale devant un parterre d’ancêtres avant de succomber, faisant ainsi offrande de sa jeunesse.
Sur la partition de Stravinski, à la rythmique foudroyante, aux accords dissonants, Vaslav Nijinski composa une chorégraphie qui rompait résolument avec les codes du vocabulaire classique : postures en dedans, bras anguleux, fléchissements du buste, tressaillements des jambes… La modernité tant musicale que chorégraphique de l’œuvre provoqua un véritable scandale qui tourna à l’affrontement entre spectateurs. Une sorte de Bataille d’Hernani. Après seulement huit représentations, le ballet tomba dans l’oubli, tandis que la partition, elle, continuait d’être jouée. Il faudra attendre 1987 avant que la version originale, celle, de Nijinski soit reconstituée.
Entre temps, en 1959, le jeune Maurice Béjart releva le défi qu’on venait de lui lancer : créer un ballet sur cette musique d’une complexité affolante. Cette fois, ce fut un triomphe. Depuis, nombreux sont les chorégraphes qui livrent leur « version ». Car, dans son essence même, l’œuvre met l’artiste face à un questionnement existentiel : la place de l’être humain au sein de l’univers et au sein de la communauté sociale. Elle le pousse dans ses retranchements. Elle l’exhorte à exprimer ce qui fonde, viscéralement, sa danse. Pour Angelin Preljocaj, qui signa sa version en 2001, « la particularité du Sacre est de révéler […] l’intime de chaque chorégraphe qui s’y confronte». Cette confrontation profonde, difficile, parfois douloureuse de l’artiste avec lui-même le force à franchir un cap artistique. C’est ainsi que le Sacre est devenu, en tant que tel, un rite de passage par lequel un chorégraphe atteste de sa maturité. L’expression désormais courante : « faire son sacre », comme on ferait sa communion, le confirme.
Heddy Maalem a fait le sien en 2005. Lequel fut qualifié de « Sacre africain », notamment du fait de l’origine ouest africaine des quatorze interprètes. Marqué par le chaos urbain de la capitale nigériane, où il a séjourné, le chorégraphe s’appuie sur la musique de Stravinski pour révéler la violence du monde, et l’enchâssement de la vie et de la mort. La thématique de l’accouplement, au cœur du propos de Béjart dans son Sacre de 1959, surgit également. Hommes et femmes se croisent, se prennent avec ardeur, conduits par deux jumeaux, dont la vénération, en Afrique de l’Ouest, participe de la célébration du mystère de la vie. Quant à Maryse Delente, elle y raconte l’éveil féminin à la sexualité, l’irruption d’un désir inconnu, à la fois exaltant et effrayant pour ces jeunes femmes qui oscillent entre innocence et perversité. Le rouge de leurs robes donne la couleur du sacrifice final : en perdant leur virginité, elles accèderont au cycle de la fertilité.
Approfondir
Ouvrages
DOUGLAS, Mary, GUERIN, Anne (trad.). De la souillure : Essais sur les notions de pollution et de tabou [Purity and danger]. Paris : F. Maspero, 1971. 1934 p. (Bibliothèque d’anthropologie).
SEGALEN, Martine. Rites et rituels contemporains. Paris : Nathan, 1998. 128 p. (Sciences sociales).
STRAVINSKI, Igor. Chroniques de ma vie (1882-1935). Paris : Denoël-Gonthier, 1974. 240 p.
Article de périodique
DOUGLAS, Mary. « La ritualisation du quotidien », in Ethnologie Française, XXVI, 2, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 597-604.
Crédits
Sélection des extraits : Charles Picq, Anne Décoret Ahiha
Textes et sélection de la bibliographie : Anne Décoret Ahiha
Production : Maison de la Danse