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Thématiques

Les états de corps

Une matière de la danse : les états de corps

Explication du terme « état de corps » pour la danse.

Introduction

On rencontre fréquemment dans le discours des danseurs le terme « état de corps » pour désigner un ensemble de sensations qui contribue à travailler le mouvement. Mais comme l’écrivait récemment la chorégraphe québécoise Mélanie Demers : « On dit état de corps sans trop y penser. On a entendu le concept quelques fois. On le trouve beau. Ça sonne bien. Ça ne dit rien. »[1] Comment aller au-delà de ce constat désabusé ? Que sous-entend vraiment cette expression si fréquemment employée ?

L’expression « états de corps » a connu un développement de son usage en France, chez les artistes mais aussi dans la critique de presse. Elle se cristallise notamment autour de la pièce d’Odile Duboc Projet de la matière en 1993 [extrait : Une conversation chorégraphique]. Pour cette création, la chorégraphe se focalise sur l’expérience sensorielle des danseurs au contact des composantes de l’espace scénique (tôle, coussin d’air, matelas d’eau…). La pièce met ainsi en évidence une danse qui se nourrit avant tout de sensations dans l’élaboration de son écriture.

Pourtant l’état de corps apparaît comme un mot-valise que l’on retrouve dans de nombreuses disciplines, de la physique au sport en passant par la photographie : selon ces domaines, il est synonyme de stabilité, disponibilité, présence, qualité de mouvement ou manière de considérer le corps et de l’utiliser… En danse, ces différentes conceptions sont à l’œuvre. Par exemple, le chorégraphe Eric Lamoureux parle des états de corps comme d’une palette de sensations physiques, une « vapeur des corps et des mouvements propres à la danse »[2]. Mais les états de corps concernent également le spectateur. Ainsi, le chorégraphe George Appaix propose des ateliers de préparation des spectateurs en déclarant « notre regard influe sur notre état de corps ». On le voit, cette notion reste donc flottante et renvoie à un double sens : en dansant, l’interprète est passeur des sensations qui motivent son mouvement ; des sensations qu’à son tour le spectateur est invité à incorporer en entrant en empathie avec ce qu’il voit au plateau. Nous allons développer successivement ces deux points de vue.

La signification du terme « état de corps »[3] semble toujours sous-entendue et comme enfouie sous le langage, ni commentée, ni explicitée. Ces formules en vogue (états de corps, de danse, d’urgence…) renvoient à quelque chose qui va de soi, désignant ce qui présiderait à une qualité de danse particulière. 

[1] Mélanie Demers, « Oser danser », in Spirales n° 242, Montréal, automne 2012, p. 35.

[2] Christine Roquet, Fattoumi-Lamoureux. Danser l’entre l’autre, Biarritz, Seguier, 2009, p. 27.

[3] Laurence Louppe définit les états comme « des modalités du corps allant de l’anatomique au symbolique » dans « L’Utopie du corps indéterminé. Etats-Unis, années 60 » in Odette Aslan (ed.), Le Corps en jeu, Paris, CNRS Editions, 1994, p. 220.

Description

1. Un noyau d’expérience pour le danseur

Dans de nombreux domaines scientifiques, un état désigne une configuration stable d’éléments. Par conséquent, un état implique une durée, par opposition à une transition (qui implique une transformation). A propos du corps dansant, parler d’état supposerait donc qu’au cœur d’une dynamique de changement incessant, quelque chose soit stable. Ce quelque chose désignerait ce qui déclenche l’envie d’entrer en dialogue tonique avec l’environnement – comme cherche à le faire dans son solo Rhizikon la trapéziste Chloé Moglia en convoquant les souvenirs de son travail à cet agrès : [extrait : Chloé Moglia, Rhizikon].

Les danseurs confirment que se crée en eux un « noyau d’expérience » à partir de ces états toniques. Le danseur et philosophe Frédéric Pouillaude parle de « cœur éidétique » : en psychologie, l’image éidétique est vive, détaillée, d’une netteté hallucinatoire. Ce noyau – fruit des heures passées en studio – reste stable dans l’interprétation, comme dans l’improvisation[1]. On pourrait assimiler ce noyau à la notion d’état. Le trouver ou le retrouver constituerait pour le danseur un travail, un effort de réminiscence d’expériences marquantes, qu’elles soient issues de la danse ou de la vie en général. Le butô est une danse exemplaire de ce point de vue et souligne l’antériorité de l’imaginaire et des sensations sur la fabrication du geste [extrait : Carlotta Ikeda, Waiting]. Ainsi l’actualisation de ces expériences passées révèlerait l’intention qui préside à l’élaboration d’un geste. En voulant se démarquer d’une danse d’imitation de formes, les danses modernes puis contemporaines se sont beaucoup appuyées sur ce recours à l’intériorité du danseur. Si ces formes récentes ont popularisé la notion d’état, cette dernière n’est pas propre à ces esthétiques comme le suggère Wilfride Piollet en évoquant les différentes voies de l’expression, de la danse classique à la danse moderne. [extrait : Entretien avec Wilfride Piollet ]Au point qu’aujourd’hui, certains enseignants et chorégraphes se méfient de ce qu’ils considèrent comme de nouvelles routines. Ainsi Mathilde Monnier écrit : 

« Trop souvent, il semble que l’on ait l’illusion d’une danse intérieure qui serait liée à des états subjectifs et divers qui se veulent […] états de danse. Ces états sont le plus souvent des mémoires corporelles contre lesquelles il faut lutter. »[2] 

Par ailleurs, les danseurs savent l’influence de l’espace sur le geste : danser en plein air, changer l’espace de représentation d’une pièce, modifier l’espace de danse par la lumière sont autant de variables pouvant influencer la réalisation du mouvement [extrait : Ana Rita Barata, Mergulho,]. Mais l’espace, c’est aussi l’autre comme le confirme le danseur Sylvain Prunenec : 

« Le mouvement du danseur s’initie dans un autre lieu que son propre corps. Ou bien, son propre corps se déploie au-delà de sa surface visible pour englober l’autre. L’autre devenant une part de lui-même. La porosité du danseur, c’est sa capacité à être constamment modifié, constitué même, par la présence de l’autre. »[3]

En résumé, l’état de corps d’un danseur renverrait à ce mélange d’intentions, de postures et d’émotions – le noyau d’expérience – qui émaille le vécu de l’interprète et se déploierait dans l’instant et l’espace, mais aussi dans la relation à autrui et aux autres conditions particulières à chaque représentation. 

2. Une interprétation pour le spectateur

Le spectateur, qu’il soit critique professionnel ou simple amateur, reste confronté à la difficulté de dire ce qu’il perçoit réellement ; et il est – lui aussi – tenté de résumer ce qu’il ressent de la danse en utilisant le terme générique d’état de corps. L’usage de cette notion signale qu’au-delà de la simple perception du corps-forme, le spectateur fait sens à partir de ce qu’il devine des fluctuations intérieures du danseur. Le spectateur utiliserait l’expression état de corps, pour ne pas avoir à expliquer plus finement ce mélange subtil et complexe de sensations [Extrait Une conversation chorégraphique]. Pour le spectateur, l’état de corps n’est donc pas une qualité objective mais le résultat de la confrontation de deux corporéités, c’est-à-dire le degré de porosité de sa propre sensibilité au corps du danseur. Par exemple, dans Pororoca, les danseurs de Lia Rodrigues semblent concentrés sur des actions précises : porter, glisser, pousser… Pour le spectateur se dégage davantage une impression de mouvement permanent, finalement assez proche de l’intention de la chorégraphe cherchant à restituer le mouvement des bancs de poissons [Extrait : Lia Rodriguez, Pororoca]. Nous développons cet aspect dans le document qui accompagne ce Parcours.

Nous faisons également l’hypothèse de l’existence d’un schéma de rappel chez le spectateur, mais d’une composition différente de celui du danseur. Il s’agirait pour celui qui regarde d’être à l’écoute de l’œuvre, tout en conciliant cet état de réception avec le contexte ou sa culture chorégraphique, toujours présents, qui parfois l’assaillent et ne se laissent pas facilement différer. On aurait donc bien chez l’interprète et son spectateur deux fonctions différentes mais cependant analogues dans leur articulation entre présent et passé, et s’articulant autour de cette rencontre entre intention de l’artiste et attention du spectateur.

3. Tentative de définition

Danser et regarder la danse sont deux activités distinctes mais qui relèvent en certains points d’une même envie de mouvement. C’est pourquoi nous proposons une définition prenant en compte cette dualité. Nous désignerons donc par état de corps l’ensemble des tensions et des intentions qui s’accumulent intérieurement et vibrent extérieurement (état de corps dansant). Cette conscience accrue du corps sensible, induisant une qualité de mouvement particulière, permet à chaque spectateur de comprendre – au sens de prendre avec soi – le geste (état de corps perçu). 

Ces réflexions montrent que le terme d’« état de corps » recouvre partiellement d’autres notions, toutes aussi imprécises, que l’on trouve dans le champ des arts vivants, telle que « la présence scénique » ou l’interprétation. Utilisés par commodité de langage, ces mots valises, pour peu qu’on s’y intéresse de plus près, révèlent une richesse permettant d’éclairer et préciser les pratiques autour du mouvement. Nous développons ces différents aspects dans le document d’accompagnement de ce Parcours, intitulé « A propos de l’expression Etat de corps ». Ce supplément cherche également à valider nos hypothèses en les soumettant à des artistes et de praticiens que nous sommes allés interroger.

[1] Frédéric Pouillaude, « Vouloir l’involontaire et répéter l’irrépétable », in Anne Boissière et Catherine Kintzler (eds.), Approche philosophique du geste dansé. De l’improvisation à la performance, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 159.

[2] Mathilde Monnier et Jean-Luc Nancy, Dehors la danse, Lyon, Rroz, 2001.

[3] Julie Perrin et Sylvain Prunenec, « Le geste dansé et la déprise », Recherches en danse [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 01 février 2013, consulté le 22 juin 2016. URL : http://danse.revues.org/457 ; DOI : 10.4000/danse.457

Approfondir

Ouvrages

BERNARD Michel, De la création chorégraphique. Pantin : Centre national de la danse, 2001. 270 p. (Recherches – CND). 


BOISSIERE, Anne, KINTZLER, Catherine (eds.). Approche philosophique du geste dansé : de l’improvisation à la performance. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2006. 206 p.( Esthétique et sciences des arts). 


DAMASIO, Antonio R. L’Erreur de Descartes. La raison des émotions. Paris : éd. Odile Jacob, 1995. 
368 p. (Sciences).

FORMIS, Barbara (ed.). Penser en corps : soma-esthétique, art et philosophie. Paris : L’Harmattan, 2009. 224 p. (L’art en bref). 


LABAN, Rudolph, CHALLET-HAAS, Jacqueline (trad.), BASTIEN, Marion (trad.). La Maîtrise du mouvement. Arles : Actes Sud, 1994. 
275 p. (L’art de la danse).

LOUPPE, Laurence. Poétique de la danse contemporaine. Bruxelles : Contredanse, 2000. 
392 p. (La pensée du mouvement).

MONNIER, Mathilde, NANCY, Jean-Luc. Dehors la danse. Lyon : Rroz, 2001. 
102 p.

PERRIN, Julie. Projet de la matière, Odile Duboc. Dijon : Les Presses du réel / Centre 
national de la danse, 2007. 
207 p. (Nouvelles Scènes).

Articles et revues

RABANT Claude, (ed.). « Etats de corps », in Revue internationale de psychanalyse, n° 5, 
1994. 


SCHULMANN Nathalie. « Le danseur est une personne »[en ligne], in Sens Public, 2005. Disponible sur : http://www.sens- 
public.org/spip.php?article170

Crédits

Ce texte a été élaboré entre janvier et avril 2016 dans le cadre d’un séminaire du Master Danse/Pratiques performatives (Université de Lille 3) proposé par Philippe Guisgand, professeur en danse, et par Justine Alberti, Sarah Baraka, Mahaut Clermont, Caroline Decloitre, Coline Gras, Tana Guimaraes, Marion Louis, Madeleine Ngomba, Fanny Pentel, Pauline Prato et Ludovic Quille, étudiants en danse, théâtre et arts plastiques.

Production : Maison de la Danse

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