Ce contenu contient des scènes pouvant choquer un public non averti.
Souhaitez-vous tout de même le visionner ?
Tauride
Créée par Catherine Diverrès en 1992, Tauride est une pièce pensée en regard des évènements en ex-Yougoslavie.
Tauride est une pièce créée par Catherine Diverrès en 1992, au cours d’une résidence de quatre mois au Centre national de danse contemporaine d’Angers, à la suite d’une commande du Centre de production d’Orléans.
Pensée en regard des évènements en ex-Yougoslavie, la pièce s’appuie sur les mots d’Eschyle, Pathei mathos, « par l’épreuve nous apprenons ». Rappelons que « Tauride » est le nom donné par les Grecs de l’Antiquité à la presqu’île de Crimée, qui a longtemps constitué le lieu d’invasions d’une rare barbarie. Catherine Diverrès choisit ici de s’emparer de ce vieil emblème conflictuel s’il en est, pour le réinvestir par le présent et l’actualité du conflit opposant alors Serbes et Croates.
Lors du processus de création, elle propose trois thèmes aux onze interprètes : « chacun doit choisir un héros de mythologie, un personnage de la Bible, et cinq images qu’il emporterait s’il devait partir et ne jamais revenir » [*]. A partir du matériau dégagé de ces recherches individuelles, elle articule la trame de Tauride. Les figures d’Iphigénie et d’Electre, notamment, s’emploient avec force et fureur à incarner l’enjeu de guerre comme celui de l’illusion désertée.
« Tauride a commencé cet automne. La guerre s’acharnait en Yougoslavie, la montée des extrémismes un peu partout en Europe s’affole. Nous avons travaillé dans ce climat de barbarie à la fois lointaine et proche, comme exacerbée par le présent. » [1]
La même année, le vidéaste Téo Hernandez, qui a déjà travaillé avec le tandem Montet-Diverrès pour les pièces Pain de Singe [2], Le Printemps et Concertino, crée une vidéo depuis la matière chorégraphique de Tauride. Notons que ce film constitue l’un de ses ultimes travaux, puisque Téo Hernandez décède à l’automne 1992.
Le film s’ouvre sur des branches d’arbres en feu, véritable fournaise annonçant la désolation d’un prochain paysage de cendres, portée par le second mouvement de la symphonie n°7 de Beethoven, aux accents terriblement définitifs. « Les gloires humaines les plus augustes sous les cieux fondent et se perdent humiliées dans la terre, sous l’assaut de nos voiles noirs et les maléfices de nos pas dansants. » [3]
Dans Tauride, la danse est souvent prise en charge par le groupe, comme pour en mieux exprimer tout l’infernal d’un suc grégaire contre lequel nul ne pourrait strictement rien. Aux courses effrénées des danseurs se greffe très vite un sentiment terrible, celui d’une perte absolue, consécutive à une bataille perdue d’avance, comme si chaque rencontre sensible entre les corps portait en elle une promesse de guerre déclarée – et donc, de mort. « Il suffit d’être deux pour que la guerre se déclare, pour que l’intolérance impose sa loi inique. » [4]
Le déploiement des gestes s’avère ici impossible, tant ceux-ci sont contraints, de leur genèse à leur exécution, à ne jamais pouvoir vraiment s’achever. La caméra de Téo Hernandez se saisit alors des corps comme d’éclairs, juxtaposant par fractions la puissance de leur folie à la menace permanente des ombres environnantes. Les corps errent, semblant projetés dans une arène sans échappatoire, sans cesse renvoyés à leurs propres limites. Ainsi tenus prisonniers d’eux-mêmes, ils dessinent un trajet asphyxiant.
Tauride, qui intervient quasiment dix ans après la création d’Instance, première pièce du Studio DM, est globalement considérée par la critique comme pièce de la maturité chez la chorégraphe. D’un pessimisme tangible, Tauride pose clairement Catherine Diverrès, et peut-être pour la première fois de son parcours, en artiste aux prises sérieuses avec les aspérités de son époque, même si l’incursion dans le politique ne peut se faire que par le biais du sensible, en tant que, de l’avis de la chorégraphe, « Le travail avec le corps ne produit pas de discours. (…) Nous sommes davantage sensibles, réflexifs que politiques, sinon dans notre façon d’agir. Dans les pièces, cette dimension n’existe que de la façon dont elle peut toucher. C’est souvent l’utopie du geste de création, cet espoir que l’œuvre puisse susciter le trouble, qu’elle puisse provoquer une autre vision, perception de ce que nous vivons, voire plus encore qu’elle soit une contribution pour changer d’attitude, de mentalité envers le monde. » [5]
Alice Gervais-Ragu
[*] Muriel Guigou, La nouvelle danse française, Paris : l’Harmattan, 2004, p. 95.
[1] Catherine Diverrès à propos de Tauride, document de diffusion du Studio DM
[2] Pièce de Bernardo Montet (1987)
[3] Eschyle, Les Euménides
[4] Catherine Diverrès à propos de Tauride, document de diffusion du Studio DM
[5] Catherine Diverrès, entretien avec Irène Filiberti, avril 2009
EXTRAITS DE PRESSE
« Tauride constitue un moment important dans l’itinéraire chorégraphique de Diverrès, le passage des réactions tactiles d’un groupe en état de rêve éveillé (Concertino), à l’instauration d’une sorte de mémoire collective des corps réintégrant l’homme d’aujourd’hui dans l’espace de la tragédie. Le titre même de Tauride cristallise instantanément les références culturelles qui somnolent en chaque spectateur et lui permettent de s’immerger totalement dans un spectacle dont la tension et la beauté ne se relâchent pas. (…). Cette pièce est la concrétisation magistrale des tentatives multiples engagées par de nombreux chorégraphes pour exprimer un climat d’incertitude, de violence, une certaine décadence aussi qui traverse notre fin de siècle. Cette fois, Diverrès a réussi à inscrire le geste dans le théâtre traditionnel qu’elle fait éclater dans une forme originale de haute intensité émotionnelle. L’idée de départ a été de demander à chacun de ses onze danseurs de s’identifier selon ses affinités à un héros de tragédie grecque. Ainsi s’est accumulé un matériau riche, hétérogène. Il a été trié, mis en forme par l’équipe de plateau et monté à la façon d’un film par Diverrès.
Rien de narratif ou de documentaire ne transparaît dans ce travail. Les tableaux qui se succèdent se fondent où se télescopent dans une lumière vineuse, font surgir de nos mémoires des personnages fictifs ou réels saisis dans la violence quotidienne, mais déjà projetés dans une dimension mythologique. Tout le spectacle tire sa force de ce glissement constant entre des comportements évoquant la guerre, les attentats, les tortures, les injustices du monde actuel, recentrés sur le bassin méditerranéen, et leur assimilation à la tragédie d’Eschyle. (…)
On danse beaucoup dans Tauride, on parle aussi beaucoup. La compagnie, sollicitée par une chorégraphie incisive, violente et maîtrisée, est projetée dans un espace habité par les musiques, les paroles enregistrées, les projections de film. (…). Tauride : analyse spectrale d’une époque à bout de souffle, parcouru de bruits de sirène, de galops de chevaux, d’accents beethovéniens, des voix de Jankélévitch, ou de Kazuo Ohno, échappe à l’atomisation grâce à la tragédie d’Eschyle qui lui sert de colonne vertébrale. Elle s’inscrit comme moment essentiel de la création contemporaine. »
Marcelle Michel, « Tauride Diverrès », Libération, le mardi 10 Mars 1992
« Poussée par l’urgence de dénoncer l’extrême-droite et les intolérances, Catherine Diverrès crée Tauride à Angers (…). Référence au sacrifice dans la tragédie grecque, mais brûlante d’actualité. On voit une vieille femme aller voter, comme si elle accomplissait un devoir sacré, image peut-être plus efficace pour convaincre les indécis que n’importe quel discours électoral. Malgré son peu de goût pour les situations univoques, la chorégraphe, cette fois, a décidé de mettre tout son poids dans la bagarre. Et elle cogne, l’âme écorchée, terrifiée de ne pas être entendue. A l’issue du spectacle, plus tard dans la nuit, on a dit qu’elle avait pleuré parce qu’elle espérait le public debout, militant. Il ne l’a pourtant jamais autant applaudie. »
Dominique Frétard, « La mort a le visage bleu », Le Monde, 11 mars 1992
« Femmes voilées de noir, chœur antique oubliant parfois son rôle et plongeant dans la mêlée, hommes en lutte, perdus par la colère, les images se succèdent, dans cette danse si habile à les produire, et si solide aussi dans la gestuelle qui les soutient. D’autant qu’elle est servie par onze interprètes magnifiquement emportés par l’urgence. »
Chantal Aubry, « La danse contre la barbarie », La Croix, 24 juillet 1992
« Entre ondulations de salon et gestes rituels, Tauride renoue avec le mythe et la fonction tragique qu’elle réactualise. De cette fêlure parcourue dans l’amplitude de sa cruauté, Catherine Diverrès induit une réflexion qui ne laisse place ni à la nostalgie ni à la tentation du prophétisme. »
Irène Filiberti, Catherine Diverrès, mémoires passantes. Pantin : éd. L’Oeil d’or, Centre national de la danse, 2010
dernière mise à jour : mars 2014