Ce contenu contient des scènes pouvant choquer un public non averti.
Souhaitez-vous tout de même le visionner ?
Spiel
Pièce chorégraphiée et interprétée par Emmanuelle Huynh et Akira Kasai en 2012
« Qu’est-ce qui fait danser l’autre ? D’où proviennent les intensités, les images qui le traversent ?
C’est avec ces questions qu’Emmanuelle Huynh est allée à la rencontre du danseur de butô Akira Kasai : frappée par sa capacité de métamorphose, elle lui a proposé d’échanger leurs positions, de franchir respectivement la frontière qui sépare le « je » du « tu ».
Ensemble, ils ont conçu un spectacle en miroir, déployant deux cartographies subjectives pour mieux défaire leurs frontières. Afin d’entrer dans la maison de l’autre, franchir son seuil, arpenter ses schémas, ses chemins, ils ont mis au point des protocoles d’apprentissage. Des jeux aussi – imitation, play-back, doublures, travestissement, accessoires partagés… Comme des enquêteurs sur le terrain glissant de la « fabrique de soi », leurs silhouettes changent de contours, de physicalité ; cherchent des voies de passage, brouillent les pistes, multiplient les copies, déplacent les genres ; scrutent ce qui passe et ce qui ne passe pas, ce qui résiste. Zooms, flous, dédoublements et décadrages mettent l’accent sur la plasticité des identités, initiant une conversation au travers des écarts.
Emmanuelle Huynh explore les questions de la transmission et de la dissémination – tout ce qui circule et se propage entre les cultures, les corps, les mémoires, les pratiques.
Avec Spiel, elle remet à l’ouvrage son rapport au Japon, déjà abordé avec Shinbai, le vol de l’âme, où elle examinait l’art du bouquet avec la maîtresse d’ikebana Seiho Okudaira, ou Monster project, dialogue sur le thème du monstre, avec Kosei Sakamoto. Son œuvre croise souvent le chemin de la littérature comme dans Bord, pièce qui articulait différents textes de Christophe Tarkos, mais aussi celui de la science, de la musique ou des arts visuels. »
Source : programme du Festival d’automne à Paris, saison 2012
Plus d’information : http://www.festival-automne.com/uploads/Publish/evenement/1548/Spiel_EmmanuelleHuynh.pdf
« Quand j’ai vu danser Akira Kasai pour la première fois à Angers en avril 2009 dans sa Révolution des Pollens, j’ai été frappée autant par sa transformation d’onagata (rôle de femme dans le théâtre traditionnel japonais, no ou kabuki, habituellement interprété par un homme) en diable électrisé par une musique techno que par sa façon « d’accrocher » son regard dans le public. Comme si son intensité était alimentée par sa prise au et du public. Je me demande à quoi cet homme raccroche son imagination pour danser tel qu’il le fait. Dans la conversation publique qui a suivi, il a défini le butô comme une danse du présent du danseur dans sa relation au public.
Patrick de Vos, qui traduit nos échanges et nous a fait nous rencontrer en 2007 à Tokyo, me remet la captation de quatre soirées d’improvisations datant de 2006. Chaque soir, Kasai improvise avec le pianiste Takahashi Yuji qui interprète L’Art de la fugue de Bach. Cette fois, c’est sa façon d’entrer sur le plateau qui me fascine, puis littéralement de passer des seuils, ainsi que la vitesse de ses passages qui sont de véritables voltes. À nouveau, je me demande ce qui fait levier pour lui, ce qui le met en mouvement.
Je lui propose alors de visionner ensemble une improvisation et qu’il la commente le plus précisément possible, tel un commentateur sportif : comment est il entré dans la salle, qu’a- t-il fait, pourquoi, à quoi a-t-il pensé, qu’a-t-il vu….Ses réponses sont très précises. L’homme est articulé et relie la danse à la langue dans laquelle on est élevé. Il a vécu au Japon et une petite dizaine d’années en Allemagne. En l’absence d’interprète, nous nous parlons d’ailleurs en allemand. Il précise aussi que son corps est un projet. En danse, il y a deux projets, le projet chorégraphique et le projet corps. Son projet corps est motivé par le fait qu’il manque toujours quelque chose, qu’il court éperdument devant pour l’attraper…
Sa danse est peut-être ce qu’il y a de plus éloigné de moi : vitesse, gracilité, légèreté. Une version masculine, japonaise et butô de la ballerine. Une Giselle qui aurait une hache dans le dos et fendrait l’espace pour toujours en inventer de nouveaux dans l’instant.
J’ai eu envie de proposer à Kasai des jeux qui nous permettent, de nous comprendre par le geste, de nous mener dans nos maisons respectives, de nous les faire visiter, de passer des seuils ensemble. Nous utilisons pour cela le jeu enfantin de l’imitation, du playback pour tenter d’entrer dans la peau de l’autre. En ce sens, ce projet est un projet de transsubstantiation (échange ou transfert de substances !) ou plus simplement de la science-fiction sans effet spéciaux (quoique !). Tels les agents de la série américaine, « Mission Impossible », nous revêtons le « masque » de l’autre, nous entrons dans ses gestes pour connaître ses chemins, ses destinations, ses territoires. C’est aussi un jeu de prises mutuelles.
Ce travail de playback (découvert auprès de l’improvisatrice américaine Lisa Nelson en 1998 et pratiqué et déformé depuis dans mon propre travail) permet de nous informer de ce que nous avons vu de l’autre, retenu. Ce zoom renseigne à la fois sur le geste original mais aussi sur la copie elle-même et son auteur. L’écart qui existe entre l’original et la copie, n’est pas du coté de la perte mais du coté du point de vue, du choix, de l’interprétation. Nous conversons à travers cet écart.
Nous utiliserons des accessoires, vêtements et accessoires assignés à la femme, à l’homme pour faire jouer le curseur du même, du différent et du genre aussi. J’envisage aussi que la musique entre en jeu.
Comme Shinbai, le vol de l’âme mettait en scène la rencontre entre l’Ikebana et la danse contemporaine, cette joute joyeuse circonscrit une aire de jeu aux deux danseurs que nous sommes, pour y confronter ce qui nous constitue, devant un public pour lesquelles les règles sont immédiatement partagées. »
Emmanuelle Huynh, décembre 2010
Source : site de la compagnie Mùa : http://emmanuellehuynh.fr/index.php/fr/creations/33-spiel
Représentation du 8 juin 2012 à La Rose des Vents, scène nationale Lille métropole Villeneuve-d’Ascq