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SHO-BO-GEN-ZO
Josef Nadj s’est inspiré des écrits de Me Dôgen et en particulier de la conception qu’avait celui-ci du « Temps » et de la « Présence » pour créer « son » Sho-bo-gen-zo, une pièce structurée en tableaux qui sont autant de variations sur la question du temps.
« Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe. »
Roland Barthes, L’Empire des signes
On se souvient des miniatures de Josef Nadj – cet ensemble d’une soixantaine d’images à l’encre de Chine, concentrées, silencieuses et méditatives, qu’il dessinait à l’époque de la création des Philosophes (2001). Sa production graphique s’est singulièrement déplacée depuis, notamment au cours de l’année 2008, avec la série des Corbeaux, réalisée à la mine de plomb, et la performance elle aussi intitulée Corbeaux. Pourtant, dans Shobo-gen-zo, créée le même été à Kanizsa, on retrouve quelque chose de ces miniatures. Cette impression provient peut-être de la reprise ou de la poursuite de certains thèmes. Des dimensions de la pièce, son format réduit, contenu du point de vue de l’espace comme de la durée. Sa composition en tableaux successifs, souvent frontaux, où l’affirmation du cadre scénique provoque un sentiment de clôture et focalise le regard. L’extrême densité des signes qui la traversent – leur caractère énigmatique et leur profusion qui forcent l’attention. Ou alors c’est son climat intimiste, également méditatif.Dans le même ordre d’idées, on serait tenté de qualifier Sho-bo-gen-zo d’oeuvre scénique « de chambre » – comme on le dit de ces musiques qui font appel à un petit nombre d’instruments solistes. Avec Cécile Loyer et Josef Nadj, Joëlle Léandre et Akosh Szelevényi – deux chorégraphes-interprètes et deux musiciens improvisateurs, chacun soliste éprouvé –, il s’agit en l’occurrence d’un quatuor, dont la formation repose sur de solides complicités, développées au fil du temps et de multiples rencontres.Autre impression. Qui tient peut-être à la qualité de certains mouvements, à des postures « idéogrammatiques », à l’exiguïté de l’aire de jeu et au placement latéral des musiciens. À cet effet de « concentration » justement, d’attachement au détail, qui suggère une épaisseur du code, des significations cachées. À la large bordure de bois clair autour du panneau central en fond de scène, qui évoque le pont ou le chemin sur lequel paraît l’acteur de nô ou de kabuki. Au mode de relation entre danseurs et musiciens, où l’on reconnaît cette fois la dissociation entre le geste et la voix, entre l’action et le récit, propre au bunraku. Impression tenace, donc, qu’au-delà de son titre auquel nous allons revenir, et du système de référence dans lequel il l’inscrit d’emblée, Sho-bo-gen-zo serait la pièce la plus japonaise de Nadj. Non qu’elle propose un quelconque reflet de la réalité japonaise : c’est bien sûr un Japon rêvé, imaginé, dont il est ici question. Un lointain, un ailleurs inventé, mais hérissé d’indices. « Dans le premier tableau, nous exagérons la référence au Japon, nous risquons des choses que les Japonais eux-mêmes n’oseraient pas faire… après, au contraire, il s’agit d’éviter le piège du japonisme », explique Nadj. Et, en effet, avec deux personnages masqués et costumés, un samouraï en armure et un onnagata, curieusement interprété par une femme1, Sho-bo-gen-zo s’ouvre sur la description d’un Japon d’autrefois, difficile à dater, et dont l’évidence est biaisée, décalée. Un ailleurs, un lointain dont l’extrême étrangeté va être le moyen de revenir à notre présent, ici et maintenant. Il y a enfin le titre de cette création, une locution japonaise qui signifie « La Vraie Loi, Trésor de l’oeil » (ou, pour certains exégètes, « La vraie Loi est le trésor de l’oeil »).
« L’oiseau voit la trace de l’oiseau…… il doit donc exister le temps en moi. Puisque le moi est déjà là, le temps ne doit pas s’en aller… »
Maître Dôgen
Le Shôbôgenzô est l’oeuvre majeure de maître Dôgen qui, au XIIIe siècle, fut l’introducteur au Japon de l’école sôtô du bouddhisme zen. Premier ouvrage savant rédigé en japonais, c’est une compilation relativement hétérogène, qui rassemble des écrits poétiques, philosophiques, et des règles pour la vie monastique. La notion de « Genjô kôan » ou « réalisation du kôan comme présence », qui donne son titre au premier chapitre, revient de manière récurrente dans l’ensemble du recueil. De manière générale, le kôan se présente comme un court dialogue entre maître et disciple, une histoire « éclairante », d’apparence paradoxale, qui, en résistant à l’analyse, doit permettre d’appréhender le monde tel qu’il est, et non comme notre pensée rationnelle le conçoit. Avec la « méditation assise » (zazen), il favorise le satori ou éveil spirituel, et constitue l’une des pratiques principales du zen. Intéressé par la vie de Dôgen, frappé par la profondeur et l’actualité de son enseignement, Nadj s’est penché tout particulièrement sur cette pratique, ainsi que sur les textes et commentaires de kôan qui émaillent son oeuvre : « Avec Sho-bo-gen-zo, dit-il, nous avons essayé de créer des kôan visuels. » C’est sans doute ainsi qu’il faut considérer chacun des tableaux qui composent la pièce. Six kôan visuels et sonores, reliés par une problématique unique, six approches différentes d’une même question – centrale pour Nadj qui l’abordait déjà, dans Les Commentaires d’Habacuc (1996) notamment –, le Temps dont Dôgen avait une conception d’une grande finesse et d’une profonde originalité.
Myriam Bloedé