Ce contenu contient des scènes pouvant choquer un public non averti.
Souhaitez-vous tout de même le visionner ?
Sacré printemps !
« Sacré Printemps est à l’image de la Tunisie actuelle, celle qui cherche sa constitution, mais surtout celle qui a réussi à rassembler, à réunir, malgré les tonalités différentes et les nuances ».
Rencontre avec Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou – Propos recueillis par Gallia Valette-Pilenko, octobre 2014
Comment est née cette pièce ?
Hafiz Dhaou : En fait, on y travaillait déjà quand on a monté « Toi et Moi », notre duo, en 2013.
Aïcha M’Barek : Le duo a été comme un déclic, ou plutôt le levier pour aller ailleurs et traduire ce qu’on avait expérimenté tous les deux sur la masse, parce qu’on aime bien travailler sur la masse corporelle et la masse des danseurs (leur nombre). On cherche leur individualité tout en cherchant un langage commun.
H.D : « Kharbg »a (2011) a marqué un tournant dans notre travail. Il nous est apparu la nécessité de revisiter toute la grammaire que nous avions construite auparavant. On a mis le doigt sur quelque chose qui nous appartient, ce goût du chemin. Ce n’est pas tant le geste dans sa forme qui est important que le cheminement pour y arriver.
A.M’B : Il y a une notion de don, une épreuve qui nécessite de l’engagement. Et puis, on connaît toute l’équipe depuis 14 ans, même si chacun n’a pas dansé toutes les pièces. On va directement à l’essentiel, le mensonge n’est pas possible, le « faire » non plus. C’est l’ « être » qui nous intéresse.
H.D : Nous sommes dans un partage très concret, la joie, le souffle, la fatigue… Tout ça peut nous permettre de converger vers un même objectif, d’être un.
Le titre que vous avez choisi, « Sacré printemps! », est à double entrée. La référence au Sacre du printemps, évidemment, et celle, tout aussi évidente, aux Printemps arabes. Pourquoi ?
A. M’B : Pour nous le Sacre du printemps est un tournant dans l’histoire de la danse, mais pas tant dans l’œuvre elle-même que l’onde de choc qu’elle a créée, ce qu’elle a provoqué comme résonances. Nous ne nous identifions pas à la musique elle même mais plutôt à son écriture. Le corps est remis en jeu à chaque fois, comme
dans la partition de Stravinski qui déconstruit ses phrases musicales.
H.D: Sacré, ça évoque aussi tout à la fois la mythologie, le religieux, l’intouchable, quelque chose de pérenne qui dépasse les générations. Et le printemps est synonyme d’espoir même s’il y a aussi un point d’exclamation qui tempère et qui questionne. Nous sommes au milieu de deux mouvements contradictoires, l’espoir d’un jour meilleur et le dogme. La foi dans l’avenir doublée d’une crainte. Comment concilier le sacré et le contemporain ? La Tunisie est une sorte de « laboratoire à ciel ouvert », la « start-up de la démocratie ». Ce qui s’y passe est attentivement scruté par l’ensemble du monde arabe. La société civile en Tunisie a obligé le politique à se positionner.
A.M’B : Cette urgence s’inscrit dans les corps parce qu’elle les conditionne, elle les plonge dans un état d’urgence permanent. Ainsi des gestes de révolte. On met tout en place pour installer les corps dans l’urgence et quand elle
est là, on ne peut plus baisser la garde. Mais nous sommes des témoins, pas des porte-parole. D’où l’importance de la scénographie.
Oui, parlons de cette scénographie constituée de 32 personnages grandeur nature dessinés par Dominique Simon.
A. M’B : En fait, c’est la rencontre avec les cartons peints de Bilal Berrini – zoo project, jeune graffeur franco-algérien, dans les rues de Tunis qui nous a interpellé. Ses figures, des martyrs tombés pendant la Révolution tunisienne se déplaçaient dans la ville de Tunis comme des témoins silencieux. À l’époque, en 2011, nous l’avions rencontré et avions parlé d’un projet ensemble. Quand nous avons voulu reprendre contact avec lui, il avait disparu. Puis, nous avons appris qu’il avait été retrouvé assassiné à Detroit.
H.D: Nous ne voulions pas nous servir de son œuvre, par respect pour lui alors même qu’elle avait motivé en partie cette nouvelle recherche. Nous avons demandé à Dominique Simon, dessinateur, de rendre hommage à son travail, en créant des personnages anonymes, mais aussi connus qui font partie intégrante de la pièce. Des personnages importants pour nous, mais aussi quelques martyrs peints par Bilal et d’autres anonymes. Il a traduit nos intentions à travers ceux que nous avons souhaiter voir figurer avec nous, avec un trait et une lecture
différents. Nous sommes sensibles à son point de vue.
A.M’B : Oui, nous avons exploré les postures du corps, parce que ces témoins silencieux conditionnent l’espace et les mouvements des danseurs, qu’ils imposent leur temps de réflexion et d’ouverture. Leur présence développe
l »imaginaire et ouvre des espaces.
H.D : Le public n’est plus que spectateur et consommateur mais aussi témoin de ce qui se passe. Un dialogue s’instaure entre lui, les figures et les interprètes.