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My lunch with Anna
Un dialogue entre deux artistes de deux générations différentes, où l’exercice de l’entretien laisse la place à une parole qui se livre pudiquement et révèle deux êtres profondément attachés à la vie. Un film qui ouvre l’appétit.
Depuis 1995, date à laquelle Alain Buffard rencontre et collabore pour la première fois avec Anna Halprin, le chorégraphe français n’a cessé de revenir vers cette figure tutélaire de la modernité en danse américaine. Ni film de danse, ni simple interview, my lunch with Anna est un portrait et un dialogue performé où le geste joint la parole. Au rythme de cinq déjeuners tournés à San Francisco, Alain Buffard interroge Anna Halprin sur ses processus de travail, ses expérimentations sur le mouvement et sur le geste quotidien – la fameuse notion de « task oriented » que l’on peut traduire par tâche,qu’elle a la première introduit dès la fin des années 50.
Un dialogue entre deux artistes de deux générations différentes, où l’exercice de l’entretien laisse la place à une parole qui se livre pudiquement et révèle deux êtres profondément attachés à la vie. Un film qui ouvre l’appétit.
Source : Alain Buffard
Anna Halprin, une figure historique déterminante
Entretien avec Alain Buffard.
Vous racontez à un moment dans My Lunch with Anna pourquoi et comment vous avez rencontré Anna Halprin. Pouvez-vous préciser ce qu’elle représente pour vous ?
Anna Halprin est une figure historique déterminante, injustement méconnue en France. De son travail, je ne connaissais que quelques articles dans diverses anthologies sur la performance. Je savais aussi qu’elle occupait une place capitale, voire séminale, pour les artistes du Judson Dance Theater, dont faisaient partie Yvonne Rainer, Trisha Brown, Simone Forti, Steve Paxton, etc. C’est à partir d’une notion compositionnelle, celle de Tasks oriented, qu’elle va marquer toute cette génération de chorégraphes. Anna s’est très jeune dégagée des modèles mimétiques de la modern dance afin de tracer sa propre voie. Elle a abordé le corps comme élément syntaxique qu’elle articule successivement autour de quatre axes : phénoménologique – en début de carrière – un corps au sein duquel la perception dépend de sa spatialité et du mouvement dans un contexte donné ; anthropologique, rapport avec la nature, où le corps est pensé comme instrument et lieu de connaissance ; ontologique et ritualisé – depuis City dance – en s’appropriant des pratiques religieuses en vue d’une transformation de l’être ; enfin, thérapeutique (auto-guérison), après son expérience du cancer.
Son œuvre est multiple, turbulente et sauvage. Sa liberté tout au long de sa vie artistique doit s’entendre comme une entreprise de négation radicale des valeurs esthétiques existantes. Une telle liberté ne peut que vous décadrer, vous interroger et vous obliger à être au monde selon une nouvelle exigence. En résumé, quand je l’ai rencontrée en 1995, elle a eu la fonction de déclencheur, ce qui m’a permis de revenir à la danse après un arrêt prolongé.
Anna Halprin est un flux joyeux et incandescent de désir de vie.
Comment est né le projet de My Lunch with Anna ?
Je voulais trouver un moyen simple, sans répétition au préalable, de présenter à un public français élargi du petit cercle de la danse contemporaine, une figure majeure de la danse états-unienne. Plutôt que de nous engager dans l’exercice rébarbatif de l’interview avec des images d’archives, il m’a semblé plus adéquat de nous mettre en scène pour ce que nous sommes, c’est-à-dire comme deux artistes. La situation du repas, par exemple, vient d’une performance qu’Anna a faite en 1966 au restaurant du Hilton de San Francisco.
J’avais choisi six lieux de tournage qui correspondaient à des moments importants de l’œuvre d’Anna : sa maison construite par son mari Larry avec qui elle a élaboré un système d’improvisation-exploration ; son outdoor dance desk, lieu pédagogique toujours en usage ; la forêt, pour son travail dans la nature ; Washinghton square, espace urbain qu’elle a investi à plusieurs reprises ; Berkeley Art Museum, pour son lien étroit à l’architecture et l’art de son temps ; Stinson Beach, une plage, premier site de mes explorations avec Anna.
Pour chaque lieu, j’avais écrit une partition ouverte d’improvisation centrée sur une pièce ou une période en particulier. Pendant les repas, nous étions libres d’emprunter des éléments prélevés de chacune des pièces (accessoires, mouvements, tasks, etc.). Comme on peut le voir, il ne s’est pas exactement passé ce que le scénario prévoyait. Depuis les différences qui nous constituent, autant de confrontations, de frottements, d’ententes, de mésententes, d’hésitations, établissent le moteur du travail du film.
On sent en effet une grande complicité entre vous, qui respecte pourtant vos personnalités d’artistes respectives. Au-delà du rapport intervieweur/interviewé, vous parlez tous deux à la première personne. Et il y a une progression dans cette intimité au fil du film, jusqu’à la scène finale sur la plage, très émouvante, où vous abordez des sujets graves qui ont bouleversé vos vies.
Si je devais nommer un principe récurrent à la démarche d’Anna Halprin, ce serait celui de vous acculer à faire face à vous-même. Et il ne s’agit pas de l’idée de sincérité, mais celle d’utiliser votre propre matériau, et pas seulement avec des visées autobiographiques ou très intimistes. Elle a, comme je l’ai déjà dit, eu le rôle de déclencheur en ce qui concerne mon parcours de danseur, elle m’a permis aussi de considérer mon travail de chorégraphe sous l’angle des émotions, sujet tabou si l’en est dans le monde de la danse contemporaine.
Au fil de mes séjours à San Francisco, nous avons eu le temps de nous connaître, d’expérimenter et de partager de merveilleux moments, la relation dialogique qui s’est instaurée au cours du tournage est bien loin des conventions journalistiques.
Comment s’est montée la production ?
Au départ je pensais pouvoir intéresser les chaînes de télévisions culturelles, mais j’ai rapidement abandonné ces pistes. J’ai obtenu une bourse Villa Medicis-Hors les murs de l’AFAA [aujourd’hui CulturesFrance] qui m’a permis de supporter l’organisation du tournage et une partie de mon séjour. Le Studio des arts contemporains du Fresnoy, où j’étais invité comme artiste cette année-là avec deux projets, m’a aidé pour My Lunch with Anna avec du prêt de matériel vidéo. Sans le soutien financier et surtout le réseau (carnets d’adresses, demande d’autorisation de tournage, etc.) des services culturels des Consulats de France à New York et à San Francisco, je n’aurais pas réalisé ce film. Mon association pi :es a pris en charge une grosse partie du budget global.
Toujours est-il que, maintenant, My Lunch with Anna est invité dans nombre de festivals en France et à l’étranger, et pas seulement de danse.
Propos recueillis par Marc Guiga, mai 2007 (publié dans Images de la culture n°22, juillet 2007)