Flot
La Suite de Valses, op.110 de Serge Prokofiev est une œuvre étrange dans le répertoire de musique orchestrale. Elle est un assemblage de six valses extraites de trois œuvres composées indépendamment, notamment du ballet Cendrillon, de l’opéra Guerre et Paix et de la musique du film Lermontov. Chaque valse est en soi très riche en invention mélodique et en variation dynamique, elles sont harmoniquement sophistiquées et brillamment orchestrées – pourtant les six valses entendues l’une après l’autre font que ces qualités tendent à se noyer dans le continuum du mouvement tournant des valses et l’auditeur risque de devenir indifférent vis à vis de cette abondance d’exubérance.
Sans doute une des raisons pour laquelle la suite n’apparait que rarement dans les programmes des salles de concert et qu’il n’existe que peu d’enregistrements intégraux. Flot se sert de la musique enregistrée comme matière première musicale. La danse se nourrit de la musique, puise dans cette somptueuse source de mouvement, d’énergie, de dynamiques, de rythmes, et intègre ses atmosphères et les espaces qu’elle suggère. En même temps, la chorégraphie prend la liberté de restructurer la musique, de lui imposer une forme qui émerge de la danse, du spectacle – la musique est manipulée en tant qu’élément dramaturgique.
Déployant un réseau complexe de mouvements connectés dans le temps et l’espace, le langage chorégraphique de Thomas Hauert pourrait être perçu comme un prolongement de la tradition de la danse abstraite. Pourtant, son « écriture » fortement polyphonique vient au jour sur scène par l’improvisation. La matrice de la pièce est une chorégraphie qui se déploie sans l’intervention d’une autorité centrale. Elle forme un système intégré dynamique au comportement imprévisible, au sein duquel certains danseurs initient un mouvement et d’autres réagissent à celui-ci, cette réaction déclenchant un autre mouvement à l’intérieur de la même structure ou initiant un tout nouveau développement.
Puisant dans un répertoire partagé de principes physiques incorporés durant le processus de création, les danseurs sont responsables de l’invention et de l’exécution de leur propre mouvement sur scène, mais aussi de la création et du développement de structures de groupe. Ils doivent adapter leur rôle individuel au sein d’une constellation dynamique dont les mécanismes se transforment en permanence. Ils visent à faire émerger l’ordre à partir du désordre, la forme à partir de l’informe, un groupe à partir d’individus, tout en tirant parti de la qualité exceptionnelle de perception, d’attention et de concentration exigée par la complexité des structures d’improvisation.
La chorégraphie apparaît comme un microcosme dans lequel des individus négocient en permanence leur liberté et leur créativité avec leur volonté de se relier aux autres. Touchant aux notions de libre arbitre et de responsabilité, elle semble traduire les négociations, conflits, tensions et résolutions à l’œuvre dans ces systèmes sociaux. Dans l’espace d’un spectacle, on retrouve l’indétermination, la justification rétrospective, l’improvisation du bricoleur, une vision limitée, des opportunités découvertes trop tard, la tentation de suivre des chemins familiers et un futur ouvert. En un sens, les forces par lesquelles nous nous confrontons avec notre condition humaine. L’imperfection devient la signature personnelle de l’engagement, l’indice d’une quête de vertu, plutôt qu’un signe public d’échec.
Les costumes et la scénographie ont été créés par Anne Masson et Eric Chevalier, les éclairages par Bert Van Dijck et les transformations électroniques des valses de Prokofiev par Bart Celis, collaborateurs artistiques qui accompagnent le travail de Thomas Hauert sur plusieurs projets déjà.