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Délices
Comédie musicale d’un genre inédit, créée en juillet 1983 au Festival de Châteauvallon Danse, « Délices » met en scène trois récits amoureux de la vie d’une femme, dans un scénario adapté du recueil de nouvelles « Délices, chroniques incertaines » d’Hervé Gauville (éditions CDC, 1983).
Sept tableaux inspirés de mythes littéraires amoureux (« Héloïse et Abélard », « Orphée et Eurydice », « Lettres d’une religieuse portugaise »), s’y succèdent, sous la forme de projections vidéo réalisées par Charles Picq : « Un soupçon de jalousie », « Héloise et Abélard », « Correspondance », « Orfeo et Euridice », « Palatino », « Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance », « Femme seule en Italie avec un noyé ». Projetées par intermittences sur un écran tendu en fond de scène, les images filmées plongent les interprètes dans un univers renouvelé : « Visions de feuillages démesurés qui bruissent dans le vent, dunes moutonnant dans la nuit, une salle de bain à la froideur humide, enfin, une voie ferrée qui s’enfonce dans la verdure et se déroule (…) » [1].
Outre la nouveauté du recours à un scénario et de l’utilisation d’un décor filmé, encore inédit, la singularité de « Délices » vient aussi de la présence de comédiens – notamment la plantureuse brésilienne Vera Lucia Motta, dont l’interprétation fut « perçue alors comme scandaleuse dans le champ de la danse » [2] – qui se mêlent aux danseurs.
Dans « Délices », c’est aussi la première fois que Régine Chopinot collabore avec Jean Paul Gaultier, enfant terrible de la mode de ce début de décennie, issu de la mouvance punk. Celui-ci, conquis par « Swim one », confiait alors au journal Libération à propos de la chorégraphe : « J’aime sa façon d’utiliser le corps sans parti pris esthétique, cette manière parfois d’affronter des gestes considérés comme laids, de renverser les codes et les valeurs du mouvement […] sa danse et mes costumes : le même clin d’œil, le même détournement de sens. » [3] Ici Jean Paul Gaultier conçoit « des costumes déstructurés dont les morceaux semblent fuser en tous sens. La diversité des morphologies est affirmée, notamment à travers l’interprétation (…) de la plantureuse brésilienne Vera Motta Buono, moulée dans un corset rose saumon qui lui fait les seins en obus les costumes. » [4] La collaboration avec le styliste, à l’œuvre dans de nombreuses pièces emblématiques encore à venir – « Rossignol », « Le Défilé », « KOK » mais aussi plus tard « Ana », « St Georges », « Façade », et qui se poursuit jusque dans les années 2010 avec « Very wetr » – contribua à faire de Régine Chopinot un phénomène médiatique des années 1980 qui dépassa largement le cercle du spectacle vivant.
Beaucoup d’innovations furent ainsi déployées dans « Délices », concourant à en faire une pièce ambitieuse et sans comparaison. Pour Régine Chopinot, cette pièce est aussi un jalon qui marque une nouvelle étape dans sa démarche créatrice : « C’est la première fois que j’ai l’impression de n’avoir plus quelque chose à me prouver, et que j’ai essayé de faire autre chose que ce que j’aime faire. Ne pas faire seulement ce qui me plaisait mais ouvrir mon vocabulaire… » [5].
[1] Annie Suquet, « Chopinot », Le Mans : éditions Cénomane, 2010, p. 27.
[2] A..Suquet, op. cit., p. 31.
[3] R. Chopinot, enretien avec Brigitte Paulo-Neto, « La danseuse et le créateur », Libération, juin 1984 ; cité par A. Suquet, op. cit., p. 34.
[4] Annie Suquet, op. cit., p. 31.
[5] Citée par Patrick Bossatti, « “Délices” au Théâtre de la Ville », Les Saisons de la danse, n° 160, janvier 1984.
Extraits de presse
« Jusqu’ici on connaissait Régine Chopinot comme l’auteur de pièces courtes et efficaces, réalisées dans un langage purement chorégraphique et très personnel (“Appel d’air”, qui avait valu une médaille à Bagnolet en 1980, “Simone”, “Swim one”, “Grand Ecart”, etc. ). Cette fois, l’entreprise déborde le champ chorégraphique. “Délices” est conçu comme une comédie musicale d’un genre mutant.
D’abord parce que le cinéma y intervient sur un mode inédit. Il constitue à lui seul tout le décor. Les vidéos projetées sur un écran géant, ne servent plus seulement de support aux images de la danse. Elles remettent les corps en perspective. Plus, en créant leurs propres images, elles déroulent un récit proprement cinématographique qui, loin de toute anecdote, n’en bouleverse pas moins l’ordre traditionnel des perceptions en danse moderne. Autre procédé inédit : le recours à un véritable scénario. Sept nouvelles constituent la trame de “Délices” : quatre chroniques de la vie d’une femme (Un soupçon de jalousie, Correspondance, Palatino, Femme seule en Italie avec un noyé), visitées par trois grands mythes ou récits amoureux (Ballade d’Héloïse et Abélard, Orfeo et Eurydice et Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance, variations sur les “Lettres de la Religieuse portugaise”). Enfin, la présence de comédiens, surtout celle de Vera Lucia Motta Buona, grosse dame issue d’une troupe de travestis brésiliens, mêlée aux danseurs habituels de Régine Chopinot (Michèle Prélonge, Philippe Découflé ainsi que Monet Robier), tous revêtus des costumes pervers de Jean Paul Gaultier, contribuent à altérer la donne. Des “Délices” ambigus et pas vraiment de tout repos, en somme. »
Ch. A., « De délices en mutants », Libération, 17 janvier 1984
« Il était une fois (..) “Délices”, une sorte de roman-photo chorégraphique dont l’œil du spectateur fait la synthèse. Une œuvre ambitieuse qui, cet été, divisa parfois le public, faute d’y voir suffisamment, en profondeur, le sens second, sinon caché, des choses.
Image filmique su grand écran et femme à la fenêtre. Courir, danser, attendre. Ce n’est pas Chopinot. Elle arrivera un peu plus tard. Chaque femme a son histoire d’amour et Hervé Gauville, une à une, les a écrites en prose ou en vers, réinventant les mythes d’Héloïse et d’Abélard, d’Orphée et d’Eurydice, de la religieuse portugaise, et d’autres mythes, atteints du mal d’aimer. Il en est de fort beaux et d’autres un peu grinçants. (…) Du texte littéraire au film, et du film à la danse, l’histoire file bon train. L’écriture chorégraphique l’enrichit de ses nuances, de ses ruptures, de ses rondeurs et de ses à-pic parfois vertigineux. Car c’est elle finalement qui fait le lien de « Délices » et qui traduit ce sens caché, intime où l’on frôle le désespoir, la guerre, la mort aussi bien que l’amour, en chuchotant (…). »
Lise Brunel, « Les délices amoureux de Régine Chopinot », Le Matin, 17 janvier 1984
Mise à jour : février 2013