Ce contenu contient des scènes pouvant choquer un public non averti.
Souhaitez-vous tout de même le visionner ?
Cherry-Brandy
Plusieurs écrivains, plusieurs œuvres littéraires ont nourri cette création : Anton Tchekhov, Varlam Chalamov, Pétrarque ou Paul Celan, Ossip Mandelstam.
CHERRY-BRANDY
Le poète se mourait (…). Le poète se mourait depuis si longtemps qu’il avait cessé de comprendre que c’était la mort. (…) La vie entrait toute seule en lui (…) : il ne l’appelait pas, mais elle n’en pénétrait pas moins son corps, son cerveau, elle entrait comme la poésie, comme l’inspiration. Et pour la première fois, la signification de ce mot lui fut révélée dans toute sa plénitude. La poésie était la force créatrice dont il vivait. (…) Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle. Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma1
Avec Cherry-Brandy, pour la première fois depuis cette « traversée de l’œuvre d’Henri Michaux » qu’était Asobu en 2006, Josef Nadj consacre à nouveau une création à un poète – l’un des plus grands du XXe siècle. Il s’agit d’Ossip Mandelstam (1891-1938), traducteur, écrivain, essayiste de langue russe, auteur de La Pierre, Tristia, Le Bruit du temps, d’un merveilleux Entretien sur Dante ou des Cahiers de Voronej qu’il composa en exil, entre 1935 et 1937… Né en 1891 à Varsovie, dans une famille juive provinciale, et mort en 1938 à Vladivostok, victime des purges staliniennes, usé par de longs mois d’humiliation et de privation, Mandelstam donc, figure centrale, est entouré ici par une constellation d’écrivains : ce sont d’abord deux autres Russes, Anton Tchekhov et Varlam Chalamov, auxquels s’ajoutent Pétrarque, et Paul Celan .
Content ou pas, le rôle du macchabée il est temps de se mettre à le répéter. Anton Tchekhov, Le Chant du cygne (Calchas)
Avec Le Chant du cygne (1886-97), une « étude dramatique en un acte » qui met en scène un vieil acteur dans un théâtre déserté, tard le soir, après la représentation – un acteur sur le déclin, légèrement ivre et habité par des lambeaux des rôles qu’il a interprétés, un homme seul sur une scène vide, plongée dans la pénombre… –, Anton Tchekhov aura été le point de départ de Cherry-Brandy. Plus encore qu’à l’argument de cette pièce, Nadj a été sensible au nom du personnage principal, Svetlovidov, qui signifie « celui qui voit clair » – celui qui, dans les ténèbres, sait à la fois discerner et révéler le moindre éclat de lumière. Ce nom lui est apparu en effet comme une possible métaphore de la posture de l’artiste, tout entier tourné vers son art, assigné à son art, « bon qu’à ça » aurait dit Beckett, toujours et partout – jusque dans les situations les plus extrêmes. De Tchekhov, Nadj s’est également penché sur une œuvre singulière et relativement peu connue, L’Île de Sakhaline (1893) dans laquelle le dramaturge relate son séjour de plusieurs mois dans « ce véritable enfer » qu’était le bagne localisé dans l’île en question – un voyage qu’il avait entrepris de sa propre initiative en 1890, afin de témoigner des conditions de vie des déportés.
« Il est mort en acteur » : oui, cela on pouvait encore le comprendre. Mais mourir en poète ?
Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma
Varlam Chalamov (1907-1982), lui, a pendant 17 ans subi au goulag un autre enfer sibérien, expérience qu’il relate dans ses Récits de la Kolyma – un livre qui, indépendamment de sa valeur de témoignage sur l’univers concentrationnaire, est l’un des chefs d’œuvre de la littérature du XXe siècle. Parmi ces Récits, il s’en trouve un qui, faisant référence à l’un des poèmes de celui-ci, rend explicitement hommage à Ossip Mandelstam : intitulé « Cherry-Brandy », il décrit un poète moribond, un mourant qui reste poète jusqu’à son dernier souffle… L’exemple même du « poète absolu », selon Josef Nadj.
« Un grand nombre d’entre nous a cru que ce qui se passait était inévitable, et les autres ont cru que c’était bien ainsi. Tous prirent conscience du fait que c’était sans retour. Ce sentiment était dicté par l’expérience du passé, le pressentiment de l’avenir et la fascination du présent. J’affirme que nous étions tous (…) dans un état voisin du sommeil hypnotique ».
Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir
Reconnu dès la publication de son premier recueil à l’âge de 22 ans, co-fondateur de l’acméisme, l’un des courantsde l’avant-garde littéraire russe des années 1920, ami d’Anna Akhmatova et de Boris Pasternak, Mandelstam considérait les mots comme inséparables du corps, de la voix et du geste. Et il leur prêtait une puissance concrète, agissante. Il était aussi, il était ainsi un homme engagé dans son temps. Quoique non publiés, et n’ayant circulé oralement que dans le cercle très restreint de ses proches, ses distiques sur Staline, véritable charge contre « l’ogre ossète », « le montagnard du Kremlin », lui vaudront sa première arrestation en 1934. Assigné à résidence à Voronej, puis condamné aux travaux forcés, Mandelstam mourra d’épuisement pendant son transfert à la Kolyma. Censurée par le pouvoir stalinien, son œuvre était menacée de disparaître totalement. Elle a cependant pu nous parvenir, 30 ans après sa mort, grâce à l’obstination de sa femme, Nadejda Mandelstam, qui s’était donné pour mission de la préserver et la transmettre, et en avait, pour cela, appris par cœur des pans entiers…
Siècle mien, brute mienne, qui saura Plonger les yeux dans tes prunelles Et ressouder avec son sang Les vertèbres des deux siècles ?
Ossip Mandelstam, « Le siècle »
Avec son Cherry-Brandy, une pièce austère et sombre dont tous les interprètes semblent effectivement plongés dans un « sommeil hypnotique », Josef Nadj rend à son tour hommage à Ossip Mandelstam. Il le fait notamment (ce qui constitue chez lui une sorte de précédent) en donnant à entendre, intégralement, plusieurs poèmes de celui-ci, ainsi qu’un « madrigal » de Pétrarque . Il le fait aussi en mettant en scène, justement, le conflit entre la lumière et l’obscurité. Et si, d’une certaine manière, il se penche à nouveau ici sur la question du temps qui, de Comedia Tempio (1990) à Sho-bo-gen-zo (2008), traverse l’ensemble de son œuvre, Nadj signe avec Cherry-Brandy une création hautement politique : où la réflexion sur l’art, le rôle et la responsabilité de l’artiste face à son époque et vis-à-vis de ses contemporains, devient la source d’une méditation sur le XXe siècle – et sur la raréfaction actuelle de « l’espace pour créer »…
Myriam Blœdé
GENESE DU PROJET:
C’est à la demande de Valéri Chadrine, directeur du Festival de Théâtre Tchekhov et directeur artistique pour la Russie des « Années croisées France-Russie », que ce projet est né. 2010 marque, en effet, le 150e anniversaire de la naissance d’Anton Tchekhov et, dans ce contexte, Josef Nadj s’est vu commander une création qui lui soit dédiée.
Après deux sessions de « laboratoire de recherche », en juin et novembre 2009, cette pièce a nécessité trois mois de répétitions qui ont eu lieu du 22 mars à fin mai 2010 au C.C.N. d’Orléans, puis, les deux premières semaines de juin, à la salle Jean-Louis Barrault de la Scène Nationale d’Orléans. Les premières représentations ont eu lieu les 5, 6 et 7 juillet 2010 à Moscou, puis les 11, 12 et 13 juillet 2010 à Saint-Pétersbourg, dans le cadre de l’« Année France-Russie 2010 ».
POURQUOI LA RUSSIE ?
Josef Nadj entretient avec la Russie des rapports privilégiés depuis de nombreuses années. Plusieurs de ses pièces y ont été présentées (Les Veilleurs, Woyzeck, Le Temps du repli, Journal d’un inconnu, Entracte) dans diverses villes (Moscou, Saint-Pétersbourg, Volgograd, Saratov). Les Veilleurs a reçu le Masque d’Or du meilleur spectacle étranger présenté en Russie en 2000, et Woyzeck a obtenu le même prix pour l’année 2002. En 2003, Josef Nadj a participé à la création de Penthésilée, mise en scène par Alain Milianti. Il est resté plusieurs semaines à Saratov pour travailler avec les étudiants du conservatoire de théâtre, dirigé à l’époque par Anton Kouznetsov. Á cette occasion, il a réalisé une série de photographies, intitulée L’Opus de Saratov, qui a été exposée à plusieurs reprises, notamment en 2006, au Festival d’Avignon dont Josef Nadj était l’artiste associé.