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Ces poussières
Cette pièce pour six danseurs et un comédien créée en avant-première à l’automne 1993 s’inspire du personnage de Raskolnikov – protagoniste tourmenté du roman « Crime et Châtiment » de Fédor Dostoïevski.
« Ces poussières », pièce pour six danseurs et un comédien, est créée en avant-première à l’automne 1993 au Quartz de Brest, à l’issue d’une résidence de création, avant d’être présentée au Théâtre de la Ville à Paris, puis à Limoges et La Rochelle. L’oeuvre éclot dans un contexte particulièrement chargé pour le Studio DM puisque, simultanément, la pièce fondatrice « Instance » effectue une tournée (triomphale) en Europe de l’Est tandis que le tandem Catherine Diverrès – Bernardo Montet postule à la direction du Centre chorégraphique de Rennes à laquelle il accédera en janvier 1994.
Entrecroisant les références picturales et textuelles, « Ces poussières » s’inspire du personnage de Raskolnikov – protagoniste tourmenté du roman « Crime et Châtiment » de Fédor Dostoïevski – confronté à des apparitions prélevées dans l’oeuvre du peintre Francisco Goya, tirées des « Caprices ». On reconnaît également une scène inspirée du carton à tapisserie « Le Pantin » (1792). « Le monde, trouble, étouffant, fiévreux poussé au paroxysme chez Dostoievski, la permanence des doubles, appelle celui de Goya, univers fantastique, carnavalesque où tout est sur le point de se changer en son contraire », commente la chorégraphe : « Tous deux nous renvoient comme un boomerang au monde d’aujourd’hui, non comme image, mais réalité. » [1]
Cette nouvelle création ouvre la voie d’un travail sur l’espace que Catherine Diverrès poursuivra avec la complicité d’autres scénographes dans les années ultérieures. Un dispositif scénique original imaginé par Jean Haas se prête ainsi aux interprètes, décor mobile constitué de praticables déplacés à vue composant des abris où s’entrecroisent solos, duos ou autres combinaisons, sur des musiques de J.-S. Bach, Lou Reed ou Heinz Holliger. Les lumières de Dominique Bruguière – collaboratrice de Claude Régy, Jérôme Deschamps et Claude Chéreau, et dont c’est ici la première réalisation aux côtés de Catherine Diverrès – habillent l’ensemble de contrastes à la violence théâtrale, habituels chez la chorégraphe.
Quittant l’« investigation de la tragédie » entreprise avec « Tauride » (1992) dans laquelle la chorégraphe a, selon les mots d’Irène Filiberti, « éprouvé physiquement la limite à nommer le sens », Catherine Diverrès situe « Ces poussières » aux lisières du réalisme « entre raison et délire », « dans un espace équivoque, sans fin ni commencement » [2]. Pour Irène Filiberti, la pièce incarne « les traversées du nihilisme » de la chorégraphe qui la conduiront à la création de « Corpus » et à sa rencontre avec le philosophe Jean-Luc Nancy.
Du point de vue de la présence du matériau littéraire, « Ces poussières » constitue un sommet dans l’oeuvre de la chorégraphe. Elle sera souvent citée à ce titre en exact contrepoint de sa création suivante, « L’Ombre du ciel » (1994) – pièce inaugurale de son installation à Rennes – dans laquelle Catherine Diverrès aura à coeur de se démarquer de ses oeuvres antérieures pour « revenir à une danse plus pure, plus proche d’ “Instance” » [3].
Claire Delcroix
[1] C. Diverrès, programme du Quartz de Brest, 30 septembre-1er octobre 1993.
[2] I. Filiberti, Catherine Diverrès mémoires passantes, Paris : Centre national de la danse ; L’Oeil d’or, 2010, p. 117.
[3] C. Diverrès citée par D. Orvoine, « Entretien avec Catherine Diverrès », CCN de Rennes, 28 avril 1994.
EXTRAITS DE CRITIQUES
« Sitôt extrait le noyau, le cas de conscience, voici réveillée la figure du crime et sa problématique. Raskolnikov, le personnage central, se démultiplie. Quels délires, quelles fièvres occupent Bernardo Montet, s’emparent de Lluis Ayet, Thierry Baë, Fabrice Dasse ou Alain Rigout ? A quels rêves, châtiments, exorcismes, se livrent Katja Fleig et Catherine Diverrès ? Cette apologie du délire s’expose à une vérité dans laquelle les danseurs s’aventurent de saillies en trous selon le décor mobile qui structure l’espace : deux boîtes-objets restreignant l’espace et provoquant une circulation excentrique où se multiplient solos et duos. Si tout d’abord le spectateur est conduit par la forme rassurante du récit, si l’on y parle de « poux » et de « ces poussières », soudain on s’aperçoit que du récit ne subsiste qu’une apparence, que les gestes tiennent plutôt à des rites, et qu’aux interrogations fermement posées : « Qu’en est-il du temps des assassins ? » se substituent de somptueuses images, grinçantes, fantastiques et grotesques – selon qu’elles oscillent du roman russe aux gravures de Goya, l’écrivain et le peintre retenus pour leur voisinage d’esprit. »
I. Filiberti, Catherine Diverrès mémoires passantes, Paris : Centre national de la danse (Parcours d’artiste) ; L’Oeil d’or, 2010, p. 117-118.
« Ces Poussières, 1993, fait rebondir la pensée, et la pensée de la danse, sur le véritable terrain de recherche de la chorégraphie. La grâce éphémère et douloureuse que tout être humain porte en lui. Ces poussières que nous sommes peuvent tendre, peuvent prétendre à ça : un peu de beauté parfois, au plus clair du noir, par maladresse, comme par inadvertance. Un oubli, un contresens, un acte manqué. Rien. La beauté malgré nous nous guette. C’est ce que Catherine Diverrès traque chez ses danseurs et c’est l’incomparable confiance qu’elle nous accorde, à nous, spectateurs : reconnaître cet éclat fugitif, ce sentiment qui parfois nous fait regarder loin, au-delà ; cette force qui tire vers le haut. »
Philippe Brezanski, site internet du CCNRB, 2002
dernière mise à jour : avril 2014