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Ce qu'il nous reste — Backstage
Extraits de la résidence de création de la pièce Ce qu’il nous reste, initialement créée par le chorégraphe Jérémy Tran pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève.
Initialement programmée du 06 au 14 juin 2020 par le Grand Théâtre de Genève, la pièce a été annulée suite à la crise du Coronavirus COVID-19.
Le quotidien, élégant, raffiné et confortable d’un beau monde est soudainement anéanti par un événement que personne n’avait vu venir. Dans les décombres de ce palais de mémoire, les naufragés de ce drame glissent, ombres à la dérive, jusqu’à ce que le crescendo d’un espoir nouveau les saisisse.
En filigrane du titre du spectacle de danse imaginé par Jérémy Tran – Ce qu’il nous reste – il y a d’abord une question : qu’est-ce qu’il nous reste après le traumatisme d’une capitulation, d’une révolution, d’un génocide, d’une diaspora ? Où viendra s’ancrer le drame ? Dans le souvenir d’un paradis perdu religieusement entretenu dans l’exil ou dans les souvenirs disparaissant paisiblement sous la poussière du palais de mémoire ? Le rapport de Jérémy Tran à la danse n’est pas conventionnel. Son regard cinématographique imagine une pièce multiple, décloisonnée. Des corps en mouvement, mais aussi des musiques ouvragées, des images animées, des tableaux vivants, une incursion dans l’inconscient de son public : « N’être que dans la danse ne m’a jamais intéressé. »
Il dit être inspiré par le Tanztheater, de Pina Bausch à Peeping Tom. Il s’enthousiasme pour l’hommage dramatique de Cyril Teste au cinéma de Thomas Vinterberg. Il a passé deux mois auprès du maître, Robert Wilson. Il imagine une danse faite de grands ensembles, de lignes. Ce jeune Français de 25 ans joint à son « insolent désir de prendre des risques », l’humilité du travail collectif : Sandrine Maisonneuve pour la danse, mais aussi Deborah Erin Parini, qui l’aide à habiller les habitantes et habitants de son palais de mémoire. Bruno de Lavenère, le scénographe qui le structure, David Debrinay qui l’éclaire, Valentin Hadjadj qui le fait résonner. Jérémy Tran se livre en images. Des tableaux vivants. Les flambeaux du Caravage transforment le baiser de Judas dans le Jardin des Oliviers en bombe qui disperse les apôtres dans l’ombre et le reniement. Des tableaux mourants. La pyramide macabre de chairs mi-vives, mi-dévorées que Géricault fait dériver vers le crépuscule exsangue d’un secours incertain. Des tableaux d’entre les mondes, comme le lambris obscur de Caspar David Friedrich, qu’une jeune femme qui nous tourne le dos vient d’illuminer en ouvrant un volet.
Ce qu’il nous reste, c’est la filiation, improbable et vraie, du violon de Johann Paul von Westhoff, virtuose suédois entendu à Weimar par un jeune Johann Sebastian Bach et jamais oublié. Le chemin qui amena le compositeur, cinquante ans après cette rencontre, à la chapelle de la cour de Dresde (où Von Westhoff avait autrefois œuvré) avec une Messe en Si mineur entre les mains.
Après le doute et les tâtonnements dans l’obscur, après la nuit de l’agonie et le Radeau de la Méduse, la main de la jeune femme laisse entrer la lumière. Jérémy Tran nous propose ceci : que la tension entre notre devoir de mémoire et notre besoin d’oublier fasse corps en un acte de mémoire universelle, qui peut être éternel comme l’espoir ou évanescent comme l’extase.
Lyon, le 29 avril 2020
Chers spectateurs, Chers amis,
J’ai le profond regret de vous annoncer l’annulation de ma pièce chorégraphique « Ce qu’il nous reste » conçue pour les 22 danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève, initialement programmée du 06 au 14 juin 2020 au Bâtiment des Forces Motrices de Genève.
En cette période de basculement et de bouleversements inédits, je voulais avant tout avoir une pensée pour tous les personnels soignants qui luttent contre le Coronavirus COVID-19. Mes deux parents et certains de mes amis travaillent en milieu hospitalier. Je veux ici leur redire mon admiration, mon amour et ma fierté. Aussi je souhaite à tout un chacun la santé, ainsi qu’un confinement autant que faire se peut agréable.
Lorsque j’ai appris l’annulation de ma pièce « Ce qu’il nous reste » par le Grand Théâtre de Genève, c’est évidemment tout un monde qui s’est écroulé et un drame personnel qu’il m’a fallu accepter. Un monde composé de femmes et d’hommes qui ont oeuvré à la conception et la réalisation de la pièce, et dont les métiers sont tous en danger aujourd’hui. Trois années de travail, de vie, d’humanités.
Mes premiers remerciements s’adressent à mon équipe artistique. Alors même que je les contactais à l’âge de 24 ans pour leur proposer de m’accompagner dans cette folle aventure chorégraphique, chacun a pris le pari de me faire confiance et d’épouser mon univers, ses objectifs, ses exigences et doutes, afin de déployer et concrétiser la création d’un langage artistique commun.
Aussi je remercie chaleureusement Bruno de Lavenère scénographe, David Debrinay designer lumière, Valentin Hadjadj compositeur, Deborah Erin Parini designer costume, Sandrine Maisonneuve assistante chorégraphique, Elena Thomas assistante danseuse. Travailler aux cotés de ces grands talents jusqu’à la dernière minute a été pour moi un véritable honneur et une chance inestimable.
Je remercie les équipes techniques du Grand Théâtre de Genève et leurs associés, qui ont oeuvré sans relâche à la réalisation de ce projet. Leurs expertises et savoir-faire ont largement contribué à élever mon expérience de chorégraphe et de directeur artistique. J’ai appris grâce à eux. J’ai grandi avec eux. Egalement, j’adresse des remerciements particuliers à l’Usine de Tournefeuille et la Chapelle Sainte-Marie de la Compagnie La Baraka, qui nous ont accueilli en résidences de création.
Enfin, je remercie infiniment les 5500 spectateurs qui avaient réservé leurs billets pour venir assister aux 7 représentations entre le 06 et le 14 juin 2020. Savoir que nous aurions été si nombreux — et certainement plus encore — à partager et vivre l’expérience « Ce qu’il nous reste » me remplit de joie et me touche profondément. Merci pour vos nombreux messages de soutiens, qui sont autant de réconforts dans ce contexte brutal et incertain.
« Ce qu’il nous reste » allait être, à 27 ans, ma première création au sein d’une maison à rayonnement international. Une production d’une heure et quinze minutes que je souhaitais ambitieuse et pour laquelle le directeur Philippe Cohen me laissait carte blanche. Une chance inouïe et l’occasion pour moi de plonger au coeur de nos mémoires individuelles et collectives : qu’est-ce qu’il nous reste après le traumatisme d’une épidémie, d’un effondrement, d’une révolution, d’un génocide, d’une diaspora ? Où viendra s’ancrer le drame ? Que reste t-il de nos humanités ?
Aussi, nous étions sur le point de vous proposer un voyage intense, imprévisible, déstabilisant, détonnant, insolent et contrasté, rendant les corps presque palpables et brouillant à plaisir les lignes de partage entre le réel et l’abstraction. Où le langage chorégraphique et cinématographique ne faisaient plus qu’un. Où la tension entre notre devoir de mémoire et notre besoin d’oublier faisait corps en un acte de mémoire universelle, éternel comme l’espoir ou évanescent comme l’extase.
Durant ces trois dernières années de création je ne vous cacherai pas l’effroi qui me gagnait souvent à l’idée de concevoir une pièce si proche du réel, si éclatante de résonances, si cruelle aussi. Mais aussi l’excitation de témoigner, analyser et distancier, à mon niveau et à travers mon regard, le monde dans lequel nous vivons et les dynamiques qu’il sous-tend. Aujourd’hui « Ce qu’il nous reste » semble être, plus que jamais, d’une actualité percutante.
Prendre la parole et faire acte de création est une démarche délicate et précieuse dont je mesure chaque jour l’impérieuse nécessité et l’importance vitale. Il y a urgence à faire Art et Culture pour tous et avec tous, dans des conditions décentes de réalisations et de productions ; grâce à la mise à disposition de moyens appropriés de la part des pouvoirs publics et de leurs pleines applications de la part des tutelles ; grâce aussi à l’intelligence collective.
Pour ma part, je poursuivrai donc cette histoire et de nouvelles histoires, ici et ailleurs. Je continuerai à imaginer des expériences collectives avec toute ma force, ma passion, mon expertise et ma joie. Plus que jamais, je travaillerai pour l’hybridation des formes, la transversalité des disciplines, le développement des compétences pluridisciplinaires, la reconnaissances des nouveaux métiers artistiques d’aujourd’hui et de demain, et contre le dogmatisme de notre société de classes et de castes qui minent profondément le secteur de l’art, de la culture et plus généralement notre monde. La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre aura eu le mérite de mettre pleinement à jour le meilleur de l’être humain, mais aussi ses aspects les plus cyniques et violents. Il me semble qu’aujourd’hui l’essentiel devrait pouvoir se résumer en un mot : solidarité. Puisse chacun l’embrasser entièrement.
Je continuerai à créer pour celles et ceux que l’on cherche à catégoriser, à enfermer par les mots et par les actes, à définir plutôt qu’à connaître, dont on cherche à normaliser, à conditionner, à encadrer les pratiques.
Jeunes créatrices, jeunes créateurs, levons-nous, fédérons-nous, organisons-nous et prenons la parole. L’heure est venue pour nous de penser de manière collective à nos pratiques, à nos métiers et à l’avenir ; pour innover, construire le monde de demain et avec lui de nouveaux « Mondes de l’art » (Howard S. Becker).
Nous sommes les nouvelles forces d’espoirs : vivifiantes, novatrices, engagées, et terriblement libres. Libres !
Bien à vous,
Jérémy Tran
Chorégraphe & Directeur artistique