Ce contenu contient des scènes pouvant choquer un public non averti.
Souhaitez-vous tout de même le visionner ?
ART.13 [Reportage]
À l’occasion la Biennale de la danse de Lyon 2023, Phia Ménard, artiste associée de la Biennale et de la Maison de la danse, crée le spectacle « ART.13 ».
Quelques mois avant la première du spectacle, la chorégraphe et son équipe ont accueilli le réalisateur Fabien Plasson dans les ateliers de la compagnie Non Nova à Nantes.
À travers ce reportage, nous découvrons le processus de création de Phia Ménard ; sa démarche artistique mais également son dialogue permanent et son étroite collaboration avec son équipe.
Une immersion dans la création d’ART.13 qui reflète la manière dont Phia Ménard mêle avec justesse danse, travail de la matière visuelle et sonore, liens à la nature…
ARTICLE 13
Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.
Déclaration Universelle des Droits de l’Hommes, 1948
Note d’intention
La notion de frontière m’a rattrapée, par le récit de celles et ceux qui les ont franchies. Ce fut pour ma part, le récit des jeunes migrant·es isolé·es que ma compagne et moi-même avons accueilli·es durant une période dans notre logement. Nous avons écouté leur nécessité d’un voyage incertain vers un avenir tout aussi incertain. Les faits sont là, dramatiques, qui révèlent l’iniquité. La couleur de peau, le pays d’origine, la religion, les papiers font une différence pour être accueilli·es en Europe. Il faut le dire, l’Europe de Schengen est un château protégé de murs et de douves et nous préférons de ne pas entendre les cris de celles et ceux qui se noient. Parfois nous baissons le pont levis, comme avec cette solidarité sans précédent pour venir en aide aux migrant·es ukrainien·es victimes de l’invasion de la Russie de Poutine. Une soudaine solidarité bienveillante qui interroge quand les migrant·es victimes de guerres en Afrique, au Moyen-Orient, elles·eux, sont parqué·es, refoulé·es, victimes des violences policières, de pushbacks des gardes-côtes. Choix et réflexe de protection, ce sont des violences qui m’interpellent car elles témoignent d’une empathie intéressée. Qui a vu le film de Raoul Peck, « Exterminer toutes ces brutes », ou veut bien regarder l’histoire, comprend que l’histoire mondiale de l’inégalité tient à l’héritage dérangeant de la colonisation. L’enrichissement de l’Occident s’est fait sur le commerce des esclaves, l’accaparement des terres, l’exploitation des richesses et le sang des peuples premiers. Il est impossible de le nier, la frontière est une affaire d’argent et de nationalisme. Malheureusement cette histoire continue…
Je me sens très blanche, privilégiée et coupable en écrivant ces mots. Je suis née au bon endroit et à un bon moment. Je ne suis pas devant des barbelés à chercher un passage, ni à monter sur un radeau pour franchir une mer. Je ne peux donc pas témoigner à la place de celle qui tente de fuir, de traverser et qui n’abandonnera pas devant un refus, une blessure ou devant le mur. Je crois au récit de la victime et du mieux possible je l’écoute parler de frontières physiques et abjectes !
C’est par cette mise au point nécessaire que j’aborde ART.13, dont le titre vient d’un article de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cet article se révèle en moi comme celui qui reconnait l’humanité vivante sur une sphère, une planète appelée Terre dont la seule frontière certaine est celle de l’espace infini ! C’est aussi celui du point de vue, comme Gilles Deleuze l’explique dans son abécédaire, où il définit la différence entre une pensée de gauche et de droite. Ce sont aussi des mots qui tournent en moi avec intérêt : « déconstruire », « transformer », « vivre ». Je me questionne sur nos façons de penser l’humanité basées sur la dissociation entre les concepts de « nature » et de « culture ». Encore une frontière, celle-ci ontologique, qui me permet de réfléchir notre appréhension d’Être, de devenir, du possible et de l’impossible, de la durée.
ART.13 est un acte scénique qui parle d’un monde d’arrogance qui s’effondre mais refuse de se taire. Le point de départ est une scène bucolique d’un jardin domestiqué, où, sur une pelouse parfaitement tondue, trône une statue d’homme surélevée par un socle qui l’éloigne du sol. Un symbole de la Culture tandis que la Nature s’invite dans l’animal qui s’extrait d’un trou avec une hache. Faut-il faire tomber la statue de son socle ou bien l’inverse ? Est-ce une tentative de révolution ou l’aube d’un autre mode d’action ? Détruire ou Déconstruire, tel pourrait-être le sous-titre. Peut-être manquons-nous d’autres chemins pour nous transformer. Des chemins dont Joseph Beuys, Davi Kopenawa, Charles Stepanoff, Val Plumwood et tant d’autres nous parlent. Ceux de notre capacité à rêver des outres-mondes ou quelque chose d’autre. Ceux qui me permettraient de ne plus être femme, blanche, blonde, européenne, terrienne d’apparence (comme l’a défini notre société) et de franchir des espaces sans frontières puisqu’elles n’existent plus. Ne redoutez pas les épreuves puisque c’est un outre-monde.
ART.13 est un conte pour s’émerveiller de la décontraction, l’évocation d’autres chemins à imaginer.
Phia Ménard, le 25 janvier 2023